J'ai même rencontré des orgues heureux.
Dans la vie, il y a des histoires à raconter. Et plus on prend de la maturité (de l'âge), plus on en a à dire. Il y a les histoires d'amour, les histoires d'argent, les histoires de travail, celles des bagnoles et des objets divers, qu'on oublie souvent bien vite. Il y a les histoires qu'on raconte à ses petits anges, le soir pour les endormir et pour qu'ils ne les oublient jamais. Et il y a celles - hautement passionnelles, qu'on se décide à raconter un jour, parce que le moment est venu, qu'on le sent comme ça.
Voici l'histoire d'un pauvre petit orgue, blottit au fond d'un coin sombre, et qui attendait son Prince charmant. Aussi pure qu'une belle histoire d'amour. Car l'amour, il n'y a que ça de vrai, bien entendu.
L'histoire, donc, débute dans un bistrot bruxellois, au mois de décembre 1984.
Une rencontre entre Paul Barras (Organiste Titulaire, à l'époque de l'église du Divin Sauveur à Woluwe St Lambert (périphérie bruxelloise) et le jardinier, chargé de l'entretien des bâtiments d'un réputé Collège à Uccle (périphérie bruxelloise, également) Les deux hommes se connaissent (je ne sais plus pourquoi) et le jardinier interpelle l'organiste : "ne connaissez-vous pas quelqu'un qui voudrait enlever gratuitement l'orgue qui nous encombre...?"
Paul Barras (chez qui je prenais des cours à ce moment-là) m'a relayé le message et c'est ainsi que...
Je me suis mis en rapport avec le curé responsable de la transaction.
Que s'est-il passé ?
Beaucoup de Collèges ont fleuri en Belgique au début du 20ième S (St Pierre à Uccle, St Michel à Etterbeek, St ? à Enghien) et ceux-ci avaient toujours une chapelle attenante. A Uccle, ils avaient besoin d'une salle de gym (vers 1980) et ils ont coupé la chapelle en deux étages (bas : salle de gym ; haut : chapelle). L'orgue, placé au jubé fut démonté soigneusement et sa remise en service remise à plus tard. Manquant d'orgues (mais pas d'argent, ndlr) ils achetèrent un instrument électronique. L'ancien fut entreposé dans d'anciennes classes.
Pas de bol.
Quatre ans plus tard (soit en 1984) ils manquent de classes et il faut donc liquider au plus vite tout ce bazar, qui fait d'ailleurs un peu la honte de l'autorité ecclésiastique.
Un expert en orgue est invité (Jean Ferrard, Bruxelles - Liège à l'époque) mais déclare l'instrument sans valeur. Donc verdict : bois à brûler.
Mon entrevue s'est déroulée de façon assez comique :
L'abbé se réjouissait d'avoir un "rigolo" en face de lui qui allait le débarrasser gratuitement de tout ce fourbi (deux grandes classes de 35 élèves, 3, 5 m de plafond) et moi, je ne réalisais pas que j'allais recevoir tout ça pour le franc symbolique...
Cadeau, pas cadeau ?
Je me suis donc trouvé devant cet amas de bois (chêne, sapin) et j'ai même reçu une photo provenant d'un prospectus expliquant la démarche musicale de la chorale du "Collège".
Il s'agit (s'agissait) d'un "Anneesens-Tanghe" (facteur belge, Menin, près de Courtrai, à la frontière française) dont le grand-père Pierre-Hubert Anneesens (Ninove) construisit pas mal d'instrument pour le Brabant Wallon.
Le "mien" est daté "1935". 1935, pour une radio à tubes, c'est chic et ça vous fait monter dans la hiérarchie de la reconnaissance. Pour un orgue, c'est en général considéré comme la plus mauvaise période pour la facture de cet instrument.
Instrument à console séparée (= non intégrée dans le buffet), traction pneumatique (toucher un peu mou et tuyaux répondant avec retard) Note : traction sont de trois types : mécanique (système de leviers entre le clavier et le sommier, qui contient la soupape qui mettra l'air sous pression en contact avec le tuyau) pneumatique (les soupapes sont levées au moyen d'air comprimé venant de la soufflerie) et électrique (évident, pour des gens comme vous...).
La console est composée de deux claviers de 56 notes, un pédalier de 30 notes et les registres (appel des jeux). La tuyauterie est complète (750 tuyaux, environ) beaucoup de 8 pieds, 4 pieds, 1 2-2/3 (quinte), une trompette (8 pieds) soit au total environ 13 jeux.
Détail : j'ai trouvé à l'arrière la barre d'adresse "Jules Anneessens -Tanghe, Menin, Fournisseur Pontifical" (ça fait sourire, non ?)
Les deux sommiers (table qui supporte les tuyaux) font 3 mètres sur 1 m. La tuyauterie des 8 pieds est faite essentiellement en zinc (mauvais, car bruits parasites par vibrations, et impossible à retravailler ou adoucir)
La soufflerie (j'en ai aujourd'hui encore une dans la cave) ressemble à .. la soufflerie d'un moteur de "Cox VW" (ref. à air) mue par un moteur "Mädinger" (Suisse) sans charbons (bruit). On trouve un réservoir à plis (tables parallèles), que l'on peut fonctionnellement comparer à un énorme électrolytique et ... et ... eh, oui un système de régulation qui ferme l'arrivée du réservoir s'il monte trop haut. La mesure est faite avec des poulies et ficelles. J'oubliais les fusibles automatiques (soupapes maintenues par un ressort calibré qui s'ouvrent si la pression dans le réservoir monte trop.
Allez, cadeau !
Je prends bien entendu le tout, sans discuter. A cet effet, j'ai loué un camion de déménagement (10 T, sans chauffeur) et le tout fut entreposé dans un hangar, près de chez moi. Les pièces maîtresses ont été casées dans l'appartement de l'époque, après accord d'Elisabeth (ma femme). Tout cela fut fait pendant deux week-end du mois de janvier 1985 (terriblement froid, pour ceux qui s'en souviennent : le diesel et le fioul gelait dans les bagnoles, à - 23 °)
Voilà le genre de truc qu'on ne fera jamais qu'une fois dans sa vie, et il fallait donc profiter de ce fol élan de jeunesse inconsciente pour se lancer dans une telle aventure. D'autant plus que ma femme était enceinte du numéro 1. Et que la semaine, je suivais des cours en Angleterre, pour ne rentrer que les week-end .
Ah, j'étais un type bien, de ce temps !
Me voilà donc fin janvier en possession de tout ce bric à brac.
Il s'agit - comme je l'ai annoncé précédemment - d'un "mauvaise période". Instrument à traction pneumatique (mou) et de facture dite "industrielle". (encore un de ces mots interdits chez les musiciens) C'est une très bonne construction (peu de vermoulure, veut dire qualité et bon choix des bois). Mais c'est réalisé en petite série (5 à 10 pièces) et l'intérieur de l'instrument ressemble davantage à de la charpente qu'à de l'ébénisterie.
Ce qui permet en outre de pratiquer des prix avantageux pour les fabriques.
Tout y est, une petite échelle pour atteindre toute la tuyauterie et même un grand coffre à outils (sans outils)
La traction pneumatique commença à être utilisée vers 1880. (Exemple : Puget, Toulouse) Elle fut progressivement remplacée par des instruments à traction électrique (1930/35, exemple : Gonzales, France ; Demotte à Tournai ; Klais à Bonn). Mais comme dans toute technologie, il y a des avant-gardistes et des conservateurs : de ce fait on trouve des instruments pneumatiques jusqu'en 1950. Date de l'heureux retour aux instruments à traction mécanique (tirage direct, sensible, permettant les nuances du toucher, que gomme scandaleusement l'usage de l'électricité.
Mais tout n'est pas négatif : le passage à l'électricité reste de nos jours gardé pour le tirage des jeux (registres). Sur les grands instruments, on assortit cela de présélections (combinateurs, souvent digitaux : relais, TTL, et processeurs) ce qui permet à l'exécutant de changer ses timbres en poussant sur 1 bouton dont le contenu est déterminé à l'avance.
Le coût de la construction de "mon" instrument en 1935 ayant légèrement dépassé le budget, le curé m'a communiqué verbalement qu'il fut décidé de le faire exécuter "sans meuble". Ce qui gêna les paroissiens. Le curé responsable de l'époque donna plusieurs meubles en chêne foncé et fit exécuter par un ébéniste et quelques volontaires une parure à l'instrument. Parure que j'ai toujours dans mon grenier.
Que vais-je donc foutre avec tout ça ????
En possession de tout ce matos (qui ressemble plus à un tas de bois qu'à un orgue), vient une longue période (adagio moltissimo) de recensement (rassembler tous les jeux par famille : la montre 8, le bourdon 8, le cor de nuit 8, la quinte, le prestant, la trompette, la gambe,...etc)et savoir où les mettre : la quinte ? dans notre chambre. Les octaves graves des bourdons et cor de nuit (en bois) : à l'entrée ; les octaves graves de la gambe et de la montre : au-dessus de l'étagère bibliothèque dans le salon ; les claviers : en dessous du piano (1/2 queue) ; le pédalier : en dessous du portemanteau ; le bourdon 16 (bois) dans le fond du salon, mais uniquement à partir du premier mi : les plus graves ne rentrent pas et par conséquent do, do#, ré et ré# sont "punis" au fond du hangar. Tout cela a pris des mois.
Une fois le matos recensé, j'ai eu la visite d'un facteur d'orgues, de Tongres, qui m'a fortement déconseillé de faire quelque chose avec tout ça (j'explique plus tard pourquoi). Il m'a cependant recommandé de poser les tuyaux en étain sur leur sommier, sinon ils s'affaissent avec le temps.
Bon, bon.
A l'été 1985, j'ai donc été rechercher le sommier du récit (2ième clavier) dans le hangar pour le remonter.....au ras du sol dans le salon (des photos argentiques existent). Ce qui a pris un bon mois (quelques dizaines de minutes par jour). Je précise que ce sommier devait peser environ 200 kg Mes copains étaient des gens polis et bien élevés, de ce temps !
Sommier pneumatique. ça veut dire que comme tout bon sommier qui se respecte, il est alimenté à partir d'une soufflerie et il est muni de soupapes (membranes) qui se gonflent lorsqu'elles reçoivent de l'air venant des claviers. Cet air (sous pression) sert uniquement à lever la soupape qui dirige le contenu dans le sommier, vers le pied du tuyau. C'est pour cela que l'on parle de "traction pneumatique".
Remettre ce bestiau en état (en remplaçant les membranes de ... 1935, ne l'oublions pas) était une opération fort onéreuse. D'où me vint l'idée d'électrifier l'engin et de commander le sommier par un clavier électrique. Cela implique deux choses : premièrement il aurait fallu équiper le sommier d'électro-aimants (idée : le faire avec des vannes d'entrée d'eau de machine à laver récupérées sur la poubelle) et deuxièmement il aurait fallu rechipoter la tuyauterie, car l'électro-aimant est assez brutal par rapport à la traction pneumatique (compliqué, tout ça !). Il fallait disposer aussi de claviers électriques, mais ça, pas de problème, j'avais un "DEREU" (orgue à roues phoniques capacitives et ampli à lampes des années 1950).
Aucune de ces pistes ne fut suivie, pour mon plus grand bonheur...
Le recensement est fait. Un des deux sommiers (3 x 1 m ; épaisseur 20 cm) est remonté dans le salon, sur le sol, avec tous ses tuyaux. Sauf les plus grands qui étaient "postés ".
Ca veut dire qui sont installés hors du sommier et par exemple disposés en façade.
Un bref retour à la musique et une confrontation d’idées avec des amis organistes me fait opter pour la traction mécanique (contact direct entre la soupape, sous le tuyau, et le clavier). Musicalement, c’est un grand avantage. Techniquement, le "tout mécanique" reste universel et toujours réparable (pas de pièces trop spéciales qui nécessitent de retrouver des composants spécifiques) Enfin, en termes de fiabilité, cela reste le meilleur et le plus simple des systèmes. ça s’use certes, mais c’est réparable théoriquement à l’infini. (Voyez les quelques vestiges dans nos villes et campagnes : Poitiers – Cliquot 178.. ; Néthen Pierre-Hubert Anneesens 1861 ; Tilly – De Volder 1858 ; ….) On fait usage de technologies de base, bois, métal, principes physiques simples (levier interappui, …)
Musicalement le doigt de l’exécutant est relation directe, et on peut donc contrôler l’attaque et le relâchement.
Bref, il n’y a pas à hésiter.
C’est donc vers le début 1986 que je me mets en contact avec un facteur d’orgues qui me propose de reconstruire avec lui un instrument d’appartement à partir des "restes" que j’ai récupéré. Ceci n’est pas vraiment du "home made")
Seront récupérés : le banc, le pédalier (30 notes), les deux claviers (56 notes), une mécanique d’accouplement, les poutres en sapin pour faire le châssis, deux jeux (bourdon/cor de nuit)
Seront neufs : le double sommier (pour les deux claviers), la soufflerie, châssis, la mécanique (liaison clavier sommier). Reste à économiser un peu.
C’est ainsi que nous dessinons ensemble le projet.
L’orgue aura donc deux claviers (d’où deux sommiers accolés) et la composition sera :
Au grand orgue (clavier du bas) : bourdon 8, prestant 4, quinte 2 2/3, tierce 1 3/5, fourniture cymbale
Au récit (clavier du haut) : bourdon 8, flûte 4, doublette
Pas d’accouplement clavier
Pédale accrochée soit au GO, soit au Récit. Pas de jeux propre de pédale, mais extension possible.
Nous convenons aussi de la phase I, qui ne comprendra que le bourdon 8 au GO et au récit (jeux différents). La pédale est accouplée soit au GO soit au récit au moyen d’un levier commandé au pied.
Cette phase I commença au mois d’octobre 1987 (juste le temps de mettre la numéro deux en route) et petit à petit on s’y est mis en prenant quelques jours de congé par-ci et par-là. Tout cela n’était pas facile à gérer (deux enfants en bas âge) et de surcroît, Elisabeth terminait ses études de piano au Conservatoire de Mons. Ceci explique la lenteur apparente des choses.
Lenteur ? Eh oui, c’est à ce moment que j’ai commencé à réaliser quelque chose d’encore plus fabuleux : cette re-construction n’est pas le fait de quelques mois et même de quelques années, mais c’est une réalisation qu’il faut entendre et étaler sur une vie, un projet qui ne sera jamais complètement terminé. Sauf évidemment si on ne fait pas quoi faire de son fric. Fric,d’ailleurs, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir pour réaliser. Fric qui se présente comme une pseudo barrière artificielle.
1988……..1989……….1990.
Périodes difficiles pendant lesquelles j’ai abandonné l’étude de l’instrument (déplacements trop fréquents à l’étranger). 1990. On s’y remet (Académie de musique d’Ath)
Et enfin, avril 1991, la bête arrive chez moi. Je peux enfin travailler à la maison (c’est un frein pour beaucoup d ’organistes qui ne peuvent aller travailler que dans une église froide en hiver)
Et ça repart.
Suivent donc une dizaine d’années paisibles (bôôf) pendant lesquelles je peux travailler l’instrument (limité certes aux deux bourdons) et obtenir mon diplôme à l’Académie de Musique d’Ath en 1999. Entre-temps les numéros trois et quatre sont arrivés, puisque les numéros un et deux ne semblent pas passionnés par cet instrument. Faudra attendre un peu pour voir si l’opération s’avérera concluante…
Diplôme, pour quoi faire ? Diable, bonne question. Eh bien.. rien du tout. C’est fou ce que les choses qui ne servent à rien et à personne peuvent engendrer du plaisir !
Mon orgue passera-t-il l’an 2000 ? Il y a bien derrière cette question une petite ou grosse déformation professionnelle…
L’étain des tuyaux est resté étain, le bois de sapin ne s’est pas transformé en chêne, le pédalier ne s’est pas mué en clavier, le ventilateur tourne toujours du bon côté. Je n’ai évidemment pas tout vérifié, mais je puis vous dire, qu’après 3 ans, je n’ai toujours pas trouvé de bizarreries coquines. Bach reste Bach et ne se change pas en Franck. Buxtehude continue à s’opposer à Pachebel. Normal quoi. Rien à signaler.
C’est là que nous décidons d’amplifier;
Pour le féliciter d’avoir passé l’an 2000, Elisabeth décide de m’offrir une boîte métallique dans laquelle nous avons entassé tous les petits billets dont "on n’a plus besoin". Bref, on économise pour tenter de doter l’instrument de quelques jeux supplémentaires.
C’est ainsi que cette petite boîte accoucha de 112 tuyaux supplémentaires au mois de septembre 2001.
L’instrument se compose à ce jour, de jeux suivants :
Au Grand Orgue : Bourdon 8, Prestant 4
Au Récit : Bourdon 8, Doublette 2
La pédale n’a pas de jeux propres, mais peut être accroché soit au récit, soit au G.O., soit aux deux.
Je pourrais dresser ici une interminable liste de choses à faire. Dont :
- doter l’instrument d’un meuble (bien qu’une mécanique, le ventre ouvert, attire l’œil curieux),
- installer un sommier de pédale à un ou deux jeux,
- continuer l’installation des quatre jeux manquants,
- poser la mécanique de tirage des jeux,
- mettre des portes sur la face avant (simulation d’une boîte expressive),
Rien n’est décidé, et je n’ai aucune intention aujourd’hui. Mais je vous dirai peut-être le contraire demain !
Merci à Roland Gerlier pour la mise en forme, Jacques Caumeau, Thierry Magis et Marc Limbert, mes premiers lecteurs qui m’ont encouragé à écrire cette petite histoire vraie.